Biographie de Ruben et Jeanne Saillens
Ruben Saillens, « la principale figure évangélique du protestantisme français au tournant du XIX° et du XX° siècle »
(Sébastien Fath)
Ruben : Enfance et préadolescence
Ruben naît le 24 juin 1855, premier enfant dans une famille modeste mais de pure ascendance cévenole, à Saint-Jean-du Gard, petit bourg assez central dans cette région montagneuse profondément marquée par la révolte des Camisards à l’aube du XVIII° siècle.
Il devient orphelin de mère à l’âge de 2 ans, ce qui ne pouvait que le marquer profondément, mais l’affection féminine ne lui fait pas défaut : il est élevé par ses deux grand-mères, en particulier par sa grand-mère maternelle. En fait, il développera une grande sensibilité, teintée d’une sentimentalité marquée.
Il est élevé dans une atmosphère de piété évangélique « dissidente ». Son père Auguste-François, auparavant le boute-en-train des jeunes de Saint-Jean s’est converti peu d’années avant sa naissance à une réunion des Frères Moraves et est devenu un témoin actif de l’évangile. Fils unique d’une veuve ignorante, il s’est cultivé par lui-même et, très doué, a développé en particulier un don oratoire. Quant à Emilie Guigou, la grand-mère maternelle, elle est engagée dans le milieu darbyste, connu pour son biblicisme strict et sa piété exigeante et austère. Aussi Ruben sut-il parler avant que de marcher, et on raconte qu’enfant il « prêchait » à l’exemple du pasteur, debout sur une chaise.
Naturellement, chez le futur auteur de « La Cévenole », l’arrière-plan camisard, tous ces récits sans cesse repris et qu’on se transmet, à propos de chaque ferme, chaque lieudit, chaque grotte, et dont certains, plus ou moins fidèles, paraissent toucher sa famille, comptent beaucoup et le jeune à l’esprit romanesque est prompt à s’enflammer pour tout ce qui comporte une teinte quelconque d’héroïsme en général. A Paris passé la moitié du siècle, le goût a déjà évolué, mais par la culture littéraire qu’il acquerra très tôt, le jeune provincial baigne dans le pur romantisme et l’admiration pour Victor Hugo, dont il passe des nuits entières à apprendre les vers.
A huit ans, puis à onze, il passe par des conversions qui restent sans lendemain. Chez lui nous le verrons la conversion, loin d’être comme elle est classiquement représentée, un point de rupture, une décision prise une fois pour toutes, se présente dans une remise en cause spirituelle de plus en plus bouleversante comme un engagement repris plusieurs fois, entraînant à chaque fois une consécration plus profonde.
Mais l’insouciance de l’enfance gardoise ne dure pas. Son père se remarie à Marseille (Ruben devait avoir dix ans) et l’y fait venir. Rattaché à l’Eglise libre dont il est membre zélé, et pris ainsi que son épouse par les nécessités professionnelles, celui-ci laisse à lui-même l’enfant qui s’ennuie. Placé dans une école protestante qui fonctionne dans des conditions précaires, celui-ci apprend les rudiments. Un peu plus tard, dans l’école fondée entretemps à l’Eglise libre, la chance lui donne un instituteur poète, qui encourage des prédispositions qui ne demandaient qu’à se développer. Ces études primaires furent les seules études suivies que fit le jeune Ruben. Son père était entretemps devenu évangéliste, gagnant à peine le minimum vital et, sa belle-mère étant malade, on avait dû mettre en nourrice la petite sœur qui venait de naître. Des études, même en tant que boursier, ne pouvaient être envisagées. On le plaça chez un commerçant ami de son père où il vécut dans des conditions qui le sensibilisèrent à jamais à la situation des pauvres, suivant par ailleurs des cours du soir.
En 1868 (Ruben a donc 13 ans) il suit son père à Lyon : celui-ci était appelé comme évangéliste dans l’Eglise libre de Lyon, une église importante et qui avait un grand rayonnement, ayant essaimé dans les quartiers. Ruben assiste régulièrement aux cultes et devient membre associé de l’Union chrétienne de jeunes gens. Là il prend des leçons de solfège et de chant. Cette même année, il entre au Crédit Lyonnais qui venait d’être fondé, où il travaille dans les bureaux, sans contact avec le public. Encore cette même année arrive à Lyon venue du Nord une famille destinée à influer fortement sur le destin de Ruben (et aussi de son père) : Jean-Baptiste Crétin, personnalité éminente du baptisme émergeant de l’enfance, brillant apologète, sa femme et leurs trois filles, Eunice, Evodie et Jeanne (laquelle est alors âgée de douze ans). C’est leur influence qui va orienter les Saillens père et fils vers le baptisme (dont, remarquons-le, il n’a pas été question jusqu’ici). Le lien préexistait, datant de la période marseillaise où François Saillens s’était lié d’amitié avec un J.B. Dubus, chrétien militant, et baptiste, lequel avait épousé l’aînée des quatre sœurs Crétin, Lydie. Tout naturellement, le père va souvent au culte baptiste, et la présence à Lyon de la famille Crétin vient renforcer cette habitude.
La guerre de 1870 amène un épisode assez rocambolesque et sans autre importance que révélatrice de la personnalité de Ruben. Celui-ci ressent profondément l’humiliation de la France, et l’adolescent va jusqu’à s’engager (pour quelques heures !) dans la version lyonnaise de la Commune. Le mois suivant, il accompagne son père comme ambulancier dans le sillage de l’armée de Bourbaki. L’expérience dure trois mois, jusqu’à la dissolution de cette armée à son passage en Suisse.
L’enfance de Jeanne Crétin
Le père de Jeanne, Jean-Baptiste Crétin était né en 1813 près de Lille dans une famille protestante désunie (l’inconduite du père avait obligé la mère, Catherine, à se séparer pour préserver l’entretien des enfants. Elle vivait des revenus d’une petite épicerie) où bientôt la conversion de Louise, la sœur de Jean-Baptiste, puis de sa mère, à la foi baptiste, vint restaurer confiance en la vie et paix intérieure, mais aussi, apporter mésentente et contestation, Jean-Baptiste déclarant vouloir rester fidèle à la religion familiale et aux Réformateurs. C’est dans la petite église baptiste de Nomain, l’une des premières de France, fondée par Henri Pyt, (dont on peut lire la biographie dans un autre article de la présente rubrique), que Louise et sa mère avaient trouvé la certitude du salut en Jésus-Christ. Quant à Jean-Baptiste, de tempérament batailleur, il excellait dans la controverse anti catholique et en tirait fierté, mais la non-reconnaissance sociale dont souffraient les baptistes, taxés avec mépris de « dissidents » le rebutait. Il en vint un jour à gifler sa sœur qui le pressait gentiment de venir au Christ, et alors, prenant conscience de sa brutalité, il en éprouva une intense culpabilité qui alla jusqu’à des crises de convulsion, mais il dut bien reconnaître, étudiant à froid la question, lui le pourfendeur des « erreurs papistes », que le baptême des enfants n’avait pas de fondement biblique. On devine la force de la repentance et de la foi en Christ, mais aussi de l’adhésion au baptisme qui fit suite à cette crise profonde (Il fut baptisé à Nomain en 1839). Jean-Baptiste devint l’apologète le plus ardent et le plus talentueux du tout jeune baptisme français. Mais d’abord il devint missionnaire et pasteur baptiste, avec un traitement de famine, et connut la vie épuisante des témoins de l’évangile à cette époque, parcourant à pied des dizaines de kilomètres de village en village pour un accueil pas toujours bienveillant. Celle qu’il épousa en 1843, la future mère de Jeanne donc, Aurore Lemaire, convertie elle aussi suite au ministère d’Henri Pyt, était le digne pendant de son mari, prête à une vie de privations et aux interminables absences de son mari.
C’est dans la suite de cette histoire familiale mouvementée mais passionnée, et dans ce contexte que naît Jeanne en 1856, cinquième et dernière de leurs filles, à Verberie dans le Nord où Jean-Baptiste est pasteur d’une petite Eglise. Pas pour longtemps puisque nous le retrouvons six ans plus tard pasteur à Denain, petite ville minière du Nord où Jeanne enfant accompagne parfois son père dans ses visites dans les familles de mineurs. Contrairement à ses sœurs aînées, envoyées pour leur éducation dans des institutions, mais suite à la mort de l’une d’elles, elle est instruite à la maison par sa sœur Eunice. C’est dans ces années que la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1865) entraîne brutalement l’interruption du financement des missionnaires baptistes français, obligeant la famille à des économies drastiques, et donc en 1868 (Jeanne a 12-13 ans), comme dit plus haut, la crise passée, que la famille est appelée à Lyon. Elle y termine sa préparation au brevet et entre au Conservatoire de musique pour le chant et le piano. A quatorze ans, elle accepte Jésus dans sa vie et reçoit le baptême des mains de son père, mais c’est à 16-17 ans, que sous l’influence d’un jeune Suisse, Paul Besson, elle fait les expériences profondes et décisives qui orienteront toute sa vie de sanctification et de consécration totale.
L’adolescence : Déjà l’action, des velléités de formation, idylle et mariage
C’est alors qu’un mouvement de Réveil se manifeste au sein de L’UCJG (Union Chrétienne de Jeunes Gens (1)) de Lyon sous l’influence d’un colporteur d’origine lorraine et embauché comme évangéliste par une quakéresse pleine de zèle missionnaire, un certain Eck. Ruben, touché, passe par une vraie repentance accompagnée d’un désir d’activité au service de Dieu.
Et Ruben est dès ce moment encouragé à passer à l’action, sans souci de davantage de préparation ou formation. Or ce manque de préparation marque toute la carrière de Ruben bien au-delà de ces premières expériences lyonnaises. Selon nos critères d’aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la sagesse des responsables et déplorer ce manque de formation et d’approfondissement qui, faisant fi des dangers auxquels on expose de très jeunes gens inexpérimentés, les jette dans la mêlée. Par bonheur, ces débuts prématurés ne font que souligner les excellentes qualités du jeune Ruben par ses succès précoces, mais cette remarque ne répond en rien à la question : Ruben est bien conscient du problème, et tentera à mainte reprise d’y remédier, mais il est poussé à chaque fois à donner la priorité à l’engagement dans l’action.
Le mieux qu’on puisse faire est de s’efforcer de comprendre la situation historique dans laquelle s’inscrit ce problème. Au deuxième tiers du XIX° siècle en France, le mouvement évangélique, plus qu’ultra-minoritaire, ne jouit d’aucune reconnaissance sociale. De surcroît, par rapport au pouvoir du Second Empire qui vient juste de sombrer, sa situation hors du cadre concordataire (où prêtres catholiques et pasteurs protestants, salariés, dépendaient directement de son autorité) l’a rendu au moins suspect, voire indésirable. Dans un contexte d’intolérance religieuse de fait, Il ne survit que par le sacrifice quotidien d’une infime poignée de convaincus obsédés par l’urgence de le répandre, et condamné pour exister à se regrouper dans des œuvres inter-dénominationelles (c’est-à-dire regroupant plusieurs catégories d’Eglises, comme l’est l’UCJG). Par ailleurs, il dépend encore largement, de l’aide déterminante, de structures et d’un personnel anglo-saxons ayant le plus souvent un statut missionnaire, et par là comptable envers les organisations ecclésiastiques qui les soutiennent et les financent dans leur pays, de résultats chiffrables. Or le monde anglo-saxon de cette époque traverse de son côté une période très favorable de réveil sans précédent amenant à la foi des foules considérables. Tout ceci explique que le souci de croissance numérique soit prioritaire, aux dépens notamment de celui de solidité des décisions obtenues, d’intégration réussie au sein d’églises stables, aux dépens aussi de la formation des cadres ecclésiastiques français, évangélistes et même pasteurs, qu’on veut hâtive et qui n’est alors praticable qu’à l’étranger. On trouvera passablement incohérent le parcours du couple Saillens si on ne garde pas à l’esprit ces considérations.
La première initiative de l’UCJG de Lyon ainsi revivifiée, sur le modèle inspiré de l’Angleterre, consiste en l’animation d’écoles populaires dispensant une instruction de base débouchant sur une sensibilisation à l’évangile. Le problème de l’instruction publique est dans l’air mais la loi de Jules Ferry instaurant l’école publique obligatoire attendra encore une dizaine d’années, et à l’époque les structures existantes laissent largement de côté les milieux populaires. Ruben du côté des garçons, Jeanne de celui des filles, s’investissent dans le mouvement qui rencontre bientôt un vif succès : dès 1872 une fête de Noël, organisée avec le soutien du maire et les cadeaux fournis grâce à la générosité des protestants de Lyon, rassemble 1200 spectateurs. D’autres initiatives concernent notamment une salle de lecture pour les militaires, des cours gratuits pour adultes étrangers, ainsi que des distributions massives de traités à l’occasion de l’Exposition de Lyon.
A cette époque Ruben Saillens se sent une vocation de missionnaire en Afrique, mais ses convictions baptistes lui ferment la porte de la Société des Missions de Paris (qui dépend de l’Eglise Réformée). C’est alors (nous sommes en 1873) qu’il rencontre un Anglais, Grattan Guiness, qui vient de fonder à Londres un Institut pour préparer les missionnaires pour l’Asie et l’Afrique. Celui-ci, au courant de son projet, lui propose de le prendre dans son Institut. Le jeune homme donnera des leçons pour payer sa pension.
C’est cette séparation, ce départ pour l’Angleterre, qui fait prendre conscience à Ruben de sentiments pour Jeanne Crétin qu’il se cachait à lui-même. Les deux jeunes gens avaient été immédiatement attirés l’un par l’autre, et évidemment leur activité commune au sein de l’UCJG les avait encore rapprochés. La mélancolie de Ruben rebuta d’abord un peu Jeanne, mais apprenant qu’il était orphelin de mère, la compassion emporta en elle toute résistance. Le départ du jeune homme la met au désespoir, bientôt calmé par la lettre où il lui avoue ses sentiments, première d’une longue correspondance romanesque, car un éloignement prolongé caractérisera leurs fiançailles : au moment où Ruben rentrera en France, c’est Jeanne qui sera envoyée en Angleterre ! Leur vocation commune favorise leur entente mutuelle, leurs caractères se complètent, la gaîté de Jeanne corrige quelque peu la gravité de Ruben.
L’enseignement théologique et général dispensé à l’Institut est sérieux et approfondi et Ruben a de grandes aptitudes pour les études. Mais il se double d’une initiation pratique à travers des réunions et prédications d’évangélisation populaire dans les quartiers de Londres auxquelles il prend une part enthousiaste en dépit de sa méconnaissance de la langue. Il est impressionné par les manifestations de piété dont il est témoin, dans un pays où le protestantisme n’est pas comme en France une minorité incomprise. Il entre aussi en contact avec la misère sociale des « slums » (taudis) et son ardeur à évangéliser en est stimulée.
Viennent les vacances de Noël 1873 qu’il va passer à Paris dans sa famille. En effet son père y travaille alors dans un organisme de mission populaire dont nous aurons à parler plus longuement, la Mission Mac All. Saisissant l’occasion, Mac All emploie Ruben auprès des ouvriers de Belleville, et voudrait même le garder après les vacances, mais celui-ci résiste, conscient de son besoin de compléter sa formation. Du reste, les Guiness ont pour lui d’autres intentions, auxquelles il résiste pareillement, appelé qu’il se sent à Paris. En conséquence, il revient à ses études londoniennes. C’est aussi l’occasion de reprendre (à Londres) une évangélisation intensive. Il s’intéresse aux grands prédicateurs de son temps, les américains Moody et son chef de chœur Sankey (dont il traduit les cantiques), qui prêchent alors en Ecosse, Spurgeon qui inaugure une tente d’évangélisation où lui-même est orateur. Il s’intéresse à leurs méthodes et s’en inspire, notamment il est frappé par la simplicité du langage qu’ils utilisent, et développe cette vigilance à être compris de tous. Le poids de sa vocation, notamment l’idée de prêcher tous les jours, d’avoir à se renouveler, l’effraie.
Cependant dès l’été 1874, il finit par céder à l’insistance de Mac All, et le revoilà, âgé d’à peine 19 ans ( !) et bien inexpérimenté, à l’œuvre à Paris, sauf, l’année suivante, un court retour à Londres où, à la faveur d’une campagne d’évangélisation qu’ils font à Londres, il réalise son projet de rencontrer Moody et Sankey ; d’autre part il rencontre aussi Spurgeon plus personnellement. Par ailleurs, le moment de ce retour en France coincide à peu près avec le départ de sa fiancée Jeanne pour l’Angleterre, où celle-ci est envoyée, retardant d’autant leurs perspectives de mariage. Jeanne, soutenue par les lettres de Ruben, s’y ennuie beaucoup, mais sa vocation s’y affermit..
Pour plus des dix années décisives qui vont suivre le trajet personnel de Ruben, comme c’était déjà le cas de son père, vont être liés à la Mission Populaire Evangélique, dite Mission Mac All, du nom de son fondateur, Robert Mac All, un pasteur congrégationaliste écossais né en 1821 qui avait eu une vocation pour l’évangélisation en France à un âge déjà certain. Débutée à Belleville dans un Paris à peine remis de la répression sauvage de la Commune, ayant regroupé le soutien des noms les plus connus du protestantisme français (dont Théodore Monod…), elle connaissait un succès inespéré, dépassant parfois les capacités de son fondateur, ouvrant bientôt 113 salles d’évangélisation dans toute la France dans des bistrots et autres locaux improbables, avec l’équipement le plus sommaire : pas d’estrade, seulement (à Belleville), Madame Mac All à l’harmonium. Elle était inter-ecclésiastique, tant par ses soutiens en Angleterre que par ses permanents français.
Elle était, on peut le dire représentative du mouvement évangélique tel qu’il existait en France dans ce dernier quart du XIX° siècle. La présente notice a déjà fait mention à propos de tel ou tel, d’une bonne quantité de dénominations protestantes où les baptistes ne comptent que peu parmi bien d’autres : Frères Moraves, Darbystes, Eglise libre, ici une quakéresse, là un congrégationaliste. Tous pratiquent par la force des choses (la faiblesse numérique de chacune de ces « chapelles ») mais avec un enthousiasme spontané un oecuménisme pratique (un engagement commun) tel qu’il n’est pas encore à l’ordre du jour alors dans les grandes Eglises, mais tout à fait sincère. C’est que tous ont un souci commun : l’évangélisation de la France, et aussi un socle doctrinal commun et la conviction de le traduire en actes : l’autorité absolue de la Bible, la foi en la mort expiatoire et la résurrection salvatrice du Christ, l’accent sur l’acceptation personnelle du salut avec l’adoption d’un mode de vie moral conforme aux exigences du Christ. Ils ont aussi chacun les particularités propres à leurs différentes communautés, mais considèrent qu’aucune d’entre elles ne vaut qu’on entrave le projet commun : on évite donc de les mettre en avant. Tel est le modèle. Il a sa force, que ses succès ont illustré, mais aussi ses limites : ses ambiguités dans la collaboration avec certains qui ont une base doctrinale plus floue, sa mise entre parenthèses (qui va parfois jusqu’au rejet !) de l’organisation ecclésiale, et de sa vocation de conduire la maturation chrétienne. Et en conséquence sa relative indifférence à la formation des cadres et notamment des pasteurs et, quand il s’est agi d’y remédier, la difficulté de créer les stuctures pédagogiques qui recueillent l’assentiment de tous. A cet égard le parcours de Ruben Saillens et bientôt du couple Saillens est une remarquable illustration, par les succès qui les ont portés, par les conditions qu’ils ont subies, mais aussi par les positions qu’ils ont dû prendre, parfois dans l’hostilité et l’incompréhension, tant de la pertinence que des faiblesses de ce modèle.
A Paris donc, Ruben prêche plusieurs fois par dimanche et assure en plus l’école du dimanche pour les enfants. Il parle avec facilité, éprouve une vraie joie à prêcher l’Evangile, et le courant passe avec ses auditeurs : il leur rend la sympathie qu’ils lui inspirent. Par ailleurs, il traduit et imite les cantiques de Sankey qui, revus par Théodore Monod, paraissent en 1874. Naturellement, il les chante aussi lui-même, en solo. Sous le titre de Cantiques Populaires, le recueil sera plus tard largement utilisé. Il prolonge son activité d’évangéliste par des classes bibliques dont il sent le besoin pour instruire les nouveaux convertis, d’abord à Ménilmontant. Une belle croissance numérique témoigne de ses résultats, et on voit s’ébaucher une bonne part des activités caractéristiques d’une Eglise : pourtant les auditeurs ne forment pas vraiment une communauté chrétienne, ni ne sont attachés à aucune, et cela manque.
En 1875, il accomplit un service militaire d’un an à Marseille, soutenu moralement par les lettres de Jeanne, revenue entretemps d’Angleterre, et qui, à Versailles, seconde sa sœur Eunice qui y a ouvert une pension ; (naturellement la vie de caserne lui fait horreur), mais évidemment il trouve le moyen de tenir des réunions pour les soldats, et même chez des particuliers, à leur invitation. Ainsi s’ébauche un petit groupe, qui veut lui faire promettre de revenir ouvrir à Marseille une salle d’évangélisation sur le modèle parisien.
Le retour de Ruben à Paris permet enfin de préparer le mariage longtemps attendu : il a lieu en août 1877. Pour le voyage de noces, Ruben emmène sa jeune épouse lui faire découvrir ses chères Cévennes. Mais cela ne va pas sans quelques activités missionnaires dans le cadre des UCJG.
Le prédicateur en vue des débuts de la III° République (1877 – 1886)
Emilie, leur premier enfant, naît en 1878. D’autres se succéderont les années suivantes. Mais la suite illustre aussi les dangers de l’indépendance de Ruben, de son insuffisant ancrage dans une Eglise : on s’arrache ce jeune homme si doué et dont la prédication rencontre un tel succès. Du coup, il est déchiré entre des fidélités contradictoires. Les marseillais le réclament, pour ouvrir la salle d’évangélisation qu’ils considèrent leur avoir été promise, et lui-même pense que la Mission Mac All peut se passer de lui.
A Marseille, où il s’établit grâce en partie à des soutiens (la Mission d’Hudson Taylor, les UCJG) Ruben connaît d’emblée un succès éclatant. La première salle qu’il ouvre avec 200 chaises est pleine le premier soir. Elles seront quatre au bout d’un an, avec une capacité totale sextuplée. Classe biblique, école du dimanche, Union Chrétienne sont instituées. Puis neuf en 1882, Plus quatre hors Marseille et jusqu’en Corse. En 1880, il a ouvert une école d’évangélistes que dirige son beau-frère JB Dubus : plusieurs élèves issus de cette école serviront en France et en Algérie comme évangélistes et même comme pasteurs.
Du reste, Ruben lui-même est consacré pasteur en 1879 à Saint-Jean-du-Gard, en une cérémonie où toutes les Eglises de la région sont représentées. Mais la très rapide croissance de l’œuvre à Marseille finit par générer le problème qui va conduire douloureusement à une nouvelle orientation du couple Saillens : elle a produit un déficit financier que Mac All lui-même, qui s’était offert à le résorber moyennant fusion des deux œuvres (car il avait un besoin urgent de récupérer Ruben à Paris) ne peut combler. A l’amère déception des amis de Marseille, la solution finalement adoptée, illustrant une fois de plus la fragile situation des Saillens et les inconvénients qui en résultent, combine la fusion redoutée, le retour à Paris et la nécessité pour Ruben d’une tournée de collecte aux Etats-Unis pour combler le déficit.
A Paris où la Mission Mac All a grandement crû en extension, Ruben s’adresse désormais à des auditoires plus distingués, venus notamment du faubourg Saint-Germain, un quartier huppé (ainsi parfois la Reine de Suède et le Prince Bernadotte), avec le même bonheur. Il a la responsabilité parfois entière de plusieurs salles du centre parisien.
Mais il doit encore se plier à un voyage de collecte de fonds en Angleterre voulu par Mac All, ce qu’il accomplit sans enthousiasme.
Plusieurs années de constantes prédications s’écoulent ainsi durant lesquelles la notoriété de Ruben Saillens ne fait que croître, tandis que de nouvelles personnes sont gagnées à l’Evangile.
On peut s’étonner des succès de la prédication de Ruben Saillens dans le milieu ouvrier parisien qui n’est pas son milieu d’origine, et surtout qui est censé peu accessible aux considérations religieuses en général. C’est faire bon marché de la puissance du Saint-Esprit. Mais au niveau purement sociologique, c’est surtout oublier qu’elle intervient au lendemain à peine de la révolution industrielle française, qui dans ces mêmes années a provoqué un exode rural massif, et concentré dans les grandes villes toute une population d’origine rurale déracinée, en perte de ses repères traditionnels, et qu’on imagine sans peine en quête urgente de sens.
Crises, et ce que Ruben qualifie de sa « vraie conversion » (1886-1891)
Si Ruben a fait maintes et fréquentes allusions à la crise profonde qu’il traverse en ces années, il est resté très discret sur la nature et les détails de cette crise, et ses proches mêmes n’ont pu en reconstituer que certains éléments par des moyens indirects, notamment des récits recueillis auprès de son épouse Jeanne, elle-même étroitement impliquée, et pourtant bien peu au fait du plus intime de ce qui s’est joué en son compagnon.
On ne peut que rappeler brièvement l’investissement précoce et frénétique dans l’action du jeune homme, le manque de préparation que lui-même déplorait, l’influence néfaste qu’ont pu avoir sur lui les compliments incessants dont son public l’encensait.
Ruben déclare, après avoir rappelé sa conversion à l’âge de seize ans, « incomplète bien que sincère », être tombé à l’âge de 20 ans dans une « faute grave » et confesse, jusqu’à l’âge de 27 ans des écarts « tout en étant chrétien sincère ». Progressivement peut-être ( ? On ne le sait), il est brisé par le sentiment de son indignité comme serviteur de Dieu et tourmenté pendant deux ans par des accusations sataniques. Prêt à renoncer à prêcher l’Evangile, il finit par s’en ouvrir à son beau-père, J-B. Crétin, ainsi qu’à un autre pasteur. Tous deux le dissuadent de rentrer dans la vie séculière.
Racontant le paroxysme et l’aboutissement de ses angoisses, il recourt à des expressions très fortes, telles que « descendre en enfer, écrasement intérieur, impuissance à tout, perte de tout sommeil, ne pouvant manger ni boire, prostration agonie de l’esprit » Et soudain un texte du prophète Zacharie (au chapitre 3) relatif au souverain sacrificateur Josué, en butte lui aussi aux accusations de Satan et « couvert de vêtements souillés » qui s’en voit dépouillé et revêtu par ordre de l’ange de l’Eternel d’un vêtement de fête. Et Ruben, s’appliquant ces paroles, reçoit alors la Grâce pleine et entière qui ne le quittera plus, dans une « illumination » et des transports de joie.
De son côté, Jeanne souffre pour son mari et avec lui, au point que sa foi chancelle et qu’elle se met à étudier les systèmes philosophiques et les religions non chrétiennes. Elle est ainsi amenée à saluer l’unicité du christianisme dans le traitement de la question du péché et dans celle de l’assurance du salut éternel. La lumière se fait en elle, elle retrouve son Sauveur elle aussi dans une seconde conversion. Son amour pour Jésus la soutiendra désormais plus que jamais dans les épreuves au centre même de sa vie chrétienne.
Un mois après la date de la conversion de Ruben, c’est un autre texte de Zacharie, au chapitre 4 que Jeanne souligne dans sa Bible avec la mention « Vocation de Ruben » : « Ce n’est ni par la puissance ni par la force, mais c’est par mon Esprit, dit l’Eternel des armées. »
C’est le reflet d’une scène étrange, rappelant fortement la lutte de Jacob avec l’Ange de l’Eternel à Péniel, (voir Genèse au chapitre 32), à laquelle elle n’a pas assisté directement, puisqu’elle s’est déroulée en pleine nuit dans la pièce voisine où son mari s’entretenait avec un Envoyé de Dieu (il était éveillé, il ne s’agit pas de délire). Elle-même n’entendait que les réponses, ou plutôt les protestations de son mari, au point que la tension nerveuse insupportable lui a fait s’écrier : « Assez ! », mettant ainsi fin à la scène. Au matin Ruben lui annonce qu’ils doivent s’attendre à « de grandes épreuves, de véritables supplices ».
Un séjour prolongé à la campagne permet au couple d’absorber la secousse spirituelle, et au calme de prendre les résolutions décisives, dans un profond changement d’orientation de leur ministère.
La question de grouper les convertis des salles populaires pour les former en Eglises véritables, où ils puissent prendre la Sainte-Cène, n’était pas nouvelle : elle se posait depuis près de 10 ans au sein du Comité de la Mission Mac All. Distribuer la Sainte-Cène dans les locaux de la Mission où ils avaient pris leurs habitudes paraissait la solution naturelle, mais les pasteurs de Paris redoutaient la formation de sectes. La fréquentation des salles vouées à l’évangélisation conduisait les convertis à se contenter d’une piété rudimentaire, et les plus sérieux retournaient au catholicisme. Or la Mission Mac All était interécclésastique, (mais naturellement entièrement située dans la mouvance protestante !) tant par ses collaborateurs que par les soutiens anglo-saxons d’où elle tirait ses ressources. Mais la solution envisagée de fonder des Eglises d’Alliance évangélique paraissait peu réalisable en France. D’où l’idée de former des Eglises correspondant aux différentes dénominations engagées dans la Mission et, pour Ruben, celle de fonder une Eglise baptiste. Jean-Baptiste Crétin, le beau-père, dit sa préférence de voir Ruben rester évangéliste avant tout, sans étiquette trop restrictive, mais le couple Saillens est enthousiaste, les pasteurs réformés ne marquent pas d’opposition. Mac All, pour lequel les baptistes anglais et américains sont d’importants soutiens, propose de subventionner l’Eglise, et un local est loué et aménagé à proximité des Grands Boulevards. En fait, le couple appréhende ce changement de vie dans une grande angoisse, connaissant l’hostilité à laquelle se heurtent les baptistes.
La nouvelle chapelle est inaugurée début 1889 avec une trentaine de membres, mais bientôt l’inévitable se produit : la personnalité de Ruben Saillens y attire des membres d’autres Eglises protestantes, suscitant des jalousies et l’accusation de détournement délibéré. Bientôt la séparation d’avec la Mission Mac All devient inévitable, au grand chagrin partagé des deux parties, et non sans répercussion sur la situation matérielle de la jeune Eglise et de leur pasteur. Fin 1889, Ruben tombe gravement malade alors que Jeanne attend son cinquième enfant. Le rétablissement passe par une longue convalescence qui éloigne Ruben de Jeanne et de Paris.
Le pasteur baptiste (1889 – 1905)
Comme celles de leur père et beau-père Jean-Baptiste Crétin, baptiste strict, les convictions baptistes de Ruben (et Jeanne !) sont profondes et entières (2). Pour eux l’Eglise n’est pas autre chose qu’une assemblée de chrétiens baptisés, c’est-à-dire de personnes qui, en toute liberté de conscience (et cela exclut tout recrutement automatique par filiation, donc le baptême des nouveaux-nés) ont accompli une démarche de foi personnelle sanctionnée par l’immersion (profession de foi d’une mort par rapport au passé et d’une vie renouvelée par le Christ). La perversion scandaleuse qui a pu faire de chrétiens des persécuteurs vient selon eux directement du mépris de cette règle d’or du respect de la liberté de conscience.
La nouvelle Eglise se développe rapidement, tant en nombre (600 baptisés en 10 ans, ils sont 1000 en 1905) qu’en activité (en plus des cultes, réunions d’évangélisation, écoles du dimanche comportant des classes pour adultes, sociétés de jeunes gens et de jeunes filles, société de Tempérance, soupe populaire vu la proximité des Halles …). Du reste l’auditoire est parfois très mélangé, et dans ses rapports avec les buveurs Ruben a grand besoin de son sens psychologique et de la diplomatie. Malgré leur prudence dans les admissions, des brebis galeuses se glissent parfois dans le troupeau et causent de grands soucis au couple Saillens. Mais aussi l’Eglise essaime, par exemple à Colombes.
En 1892, Ruben doit s’absenter pour trois mois à l’invitation des Missions Américaines pour la célébration du centenaire de William Carey l’apôtre des Indes (3) (Il s’agissait, tout en faisant connaître l’œuvre en France d’aider à une collecte massive pour un « Fonds du Centenaire »). Le succès financier du voyage a une contrepartie cruelle par les répercussions de cette absence sur la santé de l’Eglise : intrigues, divisions, convoitises et jalousies viennent empoisonner l’atmosphère. Les années qui suivent sont les plus douloureuses de la vie du couple Saillens, en butte à une véritable persécution sous forme de calomnies injurieuses et répétées. Ils se refusèrent pourtant à suivre les conseils de porter l’affaire devant les tribunaux, réconfortés par les conclusions de l’enquête minutieuse du Comité des Missions Baptistes Américaines qui les disculpa entièrement, ainsi que par la confiance renouvelée du Conseil (et des membres dans leur ensemble) de leur Eglise. Un autre réconfort vint de Charles Spurgeon, et ce jusque peu avant sa mort : il avait connu lui-même des circonstances similaires.
En 1898 l’Eglise trouve à s’installer dans une salle à moindre loyer et offrant des possibilités (resteintes !) d’extension toujours à proximité des Grands Boulevards et ouvre des salles d’évangélisation (à Paris : avenue Parmentier, en banlieue : à Colombes).
Mais sur un plan plus général, l’espoir qu’avaient mis en Ruben Saillens les baptistes Américains, et son propre espoir de faire triompher en France la cause du baptême biblique, en dépit de ses avancées, en dépit des nombreuses Eglises impulsées, aboutit à un échec. Restant trop minoritaire, au sein d’un protestantisme lui-même minoritaire et ressenti comme une dissidence mal acceptée par rapport à l’Eglise romaine majoritaire, il fait redouter un nouvel affaiblissement. Et puis le congrégationalisme des Eglises baptistes, c’est-à-dire l’indépendance totale de l’Eglise locale, requiert de ses membres une grande maturité, ce qui est loin d’être le cas à cette date de membres à peine issus du catholicisme.
Cependant, une nouvelle opportunité se dessine devant Ruben et Jeanne Saillens pour donner à l’évangélisation de la France un nouvel élan propre à pallier d’une nouvelle manière les insuffisances du modèle d’organisation dont ils ont hérité, et dont ils ont mesuré les failles après avoir bénéficié de ses avantages : la prédication du Réveil. Et c’est dans cette direction que s’oriente maintenant leur ministère en cette année 1905.
Le héraut du Réveil : Missions de Réveil 1905-1907
En 1904, on commence à parler dans les milieux religieux anglais du mouvement extraordinaire qui se produit dans le pays minier du sud-ouest de l’Angleterre, la Pays de Galles.
Ruben aussi bien que Jeanne savent ce qu’ils doivent au réveil, tant, par leur histoire familiale un peu lointaine, (leurs grand-mères respectives), au Réveil de Genève au tout début du siècle, qu’à un degré plus modeste dans leur propre expérience adolescente, le réveil des UCJG à Lyon. Le réveil est l’horizon commun du mouvement évangélique français tout entier, et c’est aussi leur aspiration profonde.
Deux pasteurs anglicans viennent à Paris témoigner de ce qu’ils ont vu là-bas. R.S les invite à venir parler dans son église. Des liens se nouent rapidement, et R. Saillens décide d’aller lui-même se rendre sur place : une petite équipe se forme. Non sans difficulté, ils se rendent à Cardiff, puis dans les villages de mineurs en vue d’entendre Evan Roberts, l’instrument principal du Réveil, un jeune mineur de 26 ans. Celui-ci prêche en langue galloise, et donc ils ne peuvent comprendre la prédication, mais ils sont saisis par la présence évidente du Saint-Esprit, et aussi frappés par la beauté des chants. L’un d’eux, un favori, est noté dans une arrière-boutique et aussitôt traduit par R. Saillens, devenu depuis fameux chez nous : « Torrents d’amour et de grâce ». Les réunions durent quasiment la journée et une partie de la nuit. Les sanglots se mêlent aux cris d’allégresse. Le Réveil est le sujet de conversation universel dans tout le pays minier. On estime à plus de 75 000 le nombre des conversions en quatre mois, et la moralité publique s’en ressent : le Réveil s’avère le meilleur moyen de résoudre les problèmes sociaux, bien que son objet reste résolument de prêcher le salut en Jésus-Christ.
Dès leur retour en France les membres de l’équipe organisent une série de réunions de compte rendu. C’est en province que R. Saillens est assailli d’invitations de toutes parts. Il sent le moment venu de prêcher le Réveil dans toute la France, pour lequel il a reçu de Dieu un nouveau baptême de puissance.
Il s’assure d’abord du soutien du Comité baptiste américain (ce travail, qui l’entraînera loin de son église, ne sera qu’indirectement au bénéfice de la cause baptiste !), laisse l’Eglise aux soins de son suffragant, le pasteur Arthur Blocher, un Alsacien plein de promesses, qui est aussi, ayant épousé l’une de ses filles, son gendre, bien convaincu qu’eux tous le soutiendront dans la prière.
De fait, Ruben Saillens cesse bientôt dans ses missions de raconter le Réveil du Pays de Galles, pour prêcher le Réveil, soit l’Evangile dans toute sa puissance, et ce dans les cadres les plus divers, ici un théâtre loué pour l’occasion, là une salle de concert, ailleurs en Suisse Romande dans les temples de l’Eglise nationale. Partout se multiplient conversions et consécrations. En route pour l’Algérie, il s’arrête pour une semaine richement bénie à Nîmes. Parfois, c’est quand il s’apprête à finir après des appels infructueux que l’Esprit se manifeste soudain par des prières, des humiliations et des chants qui se prolongent pendant des heures. A Alger, le premier contact avec l’Islam l’impressionne fortement. Mais c’est là aussi qu’il fait la connaissance de Miss Lilias Trotter, fondatrice d’une Mission à Alger. Dans cette courte entrevue se nouent les liens d’une amitié durable et féconde par les recrutements qu’elle induira dans cette œuvre missionnaire.
Les réunions de Réveil sont aussi à l’origine de nombreuses vocations. A l’imitation des Anglo-saxons, R. Saillens a inauguré une manière pour les convertis de manifester leur décision par la distribution en fin de réunion de « cartes de décision » comportant un talon à renseigner des coordonnées de la personne concernée et à retourner au pasteur responsable de la mission ou à lui-même. Cette disposition fut très controversée, d’autant que le libellé à signer (à tête reposée !) de la carte portait : « Réconcilié avec Dieu, je me donne à Lui entièrement … ». En fait, Ruben Saillens faisant fi des critiques tenait beaucoup à ce que les décisions prises fussent réfléchies et solennelles, et les faits, parfois après des prises de contact donnant lieu à de fructueux échanges, lui donnèrent maintes fois raison.
L’influence des réunions de Réveil s’étendit au-delà des auditeurs directs : la lettre d’une auditrice nîmoise lue dans une assemblée en Finlande y provoqua un Réveil !
S’inquiétant de l’isolement dans leur milieu qui frappait certains nouvellement consacrés bénéficiares des réunions de Réveil, R. Saillens fonda pour eux une société d’entr’aide par la prière, voire des rencontres ou des conférences : « Les Amis du Christ ».
L’homme de la Bible
Cours bibliques et Conventions chrétiennes
De nature confiante et croyante, R. Saillens ne fut jamais sérieusement effleuré par le doute quant à l’authenticité des Ecritures. La Bible est intangible à ses yeux. Pour lui, tout se ramène à linfaillibilité de Jésus-Christ et à ce dilemme : « Ou Jésus s’est trompé (mais alors, c’en est fait de ma foi en Lui), ou Jésus est présent dans toutes les Ecritures, car il l’a nettement affirmé. ». Le principe « la Bible, toute la Bible, et rien que la Bible » est coessentiel au Protestantisme, et s’il lui impose, bien à regret, de repousser les avances des catholiques (le professeur Raymond Chasles et son épouse) qui lui demandent son soutien pour répandre la Bible parmi les catholiques, c’est à bien plus forte raison qu’il ressent comme ennemi un soi-disant protestantisme qui taxe « d’immoralité » la doctrine de l’expiation par le sacrifice du Christ.
Au cours de ses tournées de Réveil, presque partout il a constaté avec douleur l’ignorance biblique de la plupart des paroissiens, et il se rend bien compte que la froideur des Eglises vient souvent de l’indifférence pour la Bible. C’est que la simple annonce de l’évangile, quand il ne s’agit que d’obtenir une conversion peut s’accommoder de l’ignorance de la Bible (et pourtant nous avons vu le jeune Ruben s’en inquiéter dès l’époque de la mission Mac All !), mais lorsqu’il s’agit de sanctification, ou de prêcher le Réveil, cette ignorance devient un obstacle majeur. Le modernisme, il le stigmatise avec énergie dans ses discours en Angleterre comme en France : « Tous les intérêts du moderniste sont sur la terre ». Les œuvres sociales et la philanthropie remplacent la grande doctrine de la Réformation : le salut par la foi, s’indigne-t-il.
Dès 1904, il a signé un appel en faveur d’une « Ligue des amis de la Bible ». Il ne s’agit pas de s’opposer à une lecture critique de la Bible, mais pour lui cette critique doit rester respectueuse de la Parole de Dieu. Des essais de Cours Bibliques sont lancés à Paris, mais c’est en Suisse Romande, terre d’implantation protestante beaucoup plus favorable que la France, que l’opportunité se présente de larges rencontres périodiques, réalisant l’union des biblicistes, et permettant ressourcement et approfondissement, sur un modèle une fois de plus inspiré des anglo-saxons (Conventions de Keswick, de Northfield …).
Suite à une mission de Réveil particulièrement fructueuse au printemps 1906 à Lausanne sous l’égide d’un comité inter-ecclésiastique, un appel est lancé pour une poursuite et un approfondissement de ce genre de réunions où sont réaffirmées les doctrines de l’entière autorité de la Bible. Le principe est acté en septembre de la même année pour l’été suivant de Cours Bibliques suivis de réunions, à Chexbres (à 12 km de Lausanne au bord du Léman) où un donateur met à disposition sa propriété. La multiplicité des inscriptions oblige à utiliser, pour les Cours la salle des fêtes de l’hôtel Victotia, et pour la Convention, la tente d’évangélisation de la mission bâloise : Les « Conventions de Chexbres » étaient nées. Elles émigrent à Morges trois ans plus tard.
Pour Ruben Saillens, Les Cours Bibliques aussi bien que les Conventions sont l’occasion de proclamer l’autorité de la Bible. Madame Saillens y voit surtout l’édification chrétienne et le cadre qui convient pour partager cette fameuse expérience d’abandon total (« Complete surrender ») qu’elle a faite elle-même. Deux visions complémentaires, les résultats de l’une découlant de l’autre. Et la marque propre du couple Saillens dans l’importance donnée aux cantiques et à la chorale.
Elles manifestent un œcuménisme vécu dans une grande fraternité enthousiaste, mais sans confusion. Les participants viennent librement de tous horizons, naturellement, mais la sélection des enseignants et orateurs est rigoureuse et impose une unité doctrinale stricte. C’est qu’il ne s’agit pas de se réjouir en se payant de grandes envolées aussi creuses que généreuses : les Saillens tiennent à ce que soit dispensée une nourriture spirituelle consistante et sans mélange. Cela n’est pas compris et donne lieu à de sévères critiques. On se plaint de « l’exclusivisme de Chexbres ». D’éminents pasteurs, parfois amis des Saillens, repoussés, se plaignent dans les journaux et lancent un manifeste. Ruben souffre profondément de l’hostilité qu’ont déclenchée ses prises de position.
Qu’on me permette d’ouvrir ici une parenthèse
Un article signé Jaques Emile Blocher, intitulé « Tel père, quelle fille ? » (Comme Marguerite Warguenau-Saillens, second enfant de Ruben, dont l’ouvrage est ma source principale pour la présente notice, il est de la famille, par Madeleine, le numéro 3, épouse d’Arthur Blocher !) dresse de la personnalité du Ruben Saillens de ces années-là, et aussi du contexte dans lequel il vit, un portrait moins hagiographique que celui qui ressort de mon texte, mais peut-être plus crédible de par le recul qu’il reflète (au moins deux générations de plus !). Je le cite ici pour pondérer les appréciations excessivement favorables inspirées par la piété filiale qui émaillent malgré moi mon texte. Héros de la foi et grand homme de Dieu, Ruben Saillens n’en reste pas moins un homme avec ses imperfections et ses failles, il convient de le garder à l’esprit. Le jugement porté par un de ses ennemis dans ses dernières années « Le vieux sanglier de Nogent », relève naturellement de la calomnie par son caractère outrancier, mais derrière la caricature on discerne quelques vestiges d’une vérité. Je cite :
« La psychologie particulière d’un homme, vieil orphelin élevé par une marâtre, qui supporte très mal de ne pas être aimé, au point d’être souvent déconcertant en amitié. Peu nombreux seront pour R.Saillens les proches amis « durables », sa susceptibilité naturelle étant de surcroît renforcée par les pressions de son entourage, rendu méfiant à l’excès par les « affaires » du passé. Presque seuls, David Lortsch et Julien Sainton l’auront longtemps accompagné jusqu’à leur mort ; Robert Dubarry, l’intime d’un quart de siècle, longtemps privilégié, connaîtra une défaveur brutale après une collaboration intime de vingt années. »
Mais les Conventions offrent aussi des occasions de témoignages spontanés, de réunions de prière, ou de réunions spécifiques plus intimes pour hommes, dames (conduites par Mme Saillens), jeunes gens, jeunes filles. Les « coulisses » sont aussi mises à profit (questions-réponses après les cours, conversations à la faveur de la vaisselle, entretiens divers). A noter également une « séance missionnaire » qui couronne chacune des conventions.De semblables conventions ont été instaurées depuis sur le même modèle, à Paris, à Lézan, dans la Drôme, la Gardonnenque, à Alès, Montauban …
Les tentes d’évangélisation
L’idée d’une tente pour l’évangélisation du grand Paris naît à la Convention de Morges de 1910. Aussitôt une souscription est lancée, puis un Comité formé sous la présidence de Ruben Saillens (où sont représentés la Mission Populaire, l’Eglise baptiste et la Société biblique britannique et étrangère) pour créer une œuvre, sur les mêmes bases doctrinales que les Conventions et également interecclésiastique. La tente, dressée à la porte des Ternes est inaugurée en mai 1911 pour une mission de 50 jours consécutifs, soit un effort considérable, renouvelé en 1913. Un chœur d’une trentaine de personnes (plusieurs équipes se relaient) se produit à chaque réunion. Tous les pasteurs évangéliques donnent leur concours, sur des sujets sans équivoque : Dieu et l’âme, le Christ et la vie éternelle … prédications souvent terminées par un appel à se lever (et ils le font par dizaines de toutes origines !). On alterne avec des réunions de Tempérance (de lutte anti-alcoolique). Parmi les personnes touchées, on a des surprises : ici un anti-clérical, là des prêtres, le cuisinier de l’Elysée …
En 1912, la tente de Paris est transportée à Nîmes pour une longue et fructueuse campagne de 6 semaines.
Par ailleurs R. Saillens saisit toutes les occasions de faire une démonstration laïque de l’Evangile en prêchant dans des salles neutres. Par exemple la salle Gaveau à l’occasion de la visite à Paris du célèbre évangéliste bohémien Gipsy Smith, qu’il accueille et traduit. Ou encore, dans la même salle il parle sur le naufrage du Titanic (en 1912, souvenons-nous !). Mais aussi salle des Agriculteurs, rue d’Athènes, ou de Géographie, boulevard Saint-Germain.
Jusqu’aux dernières années de sa vie, pour autant que ses forces le lui permettent, il répond aux invitations qui lui sont faites pour mener des campagnes d’évangélisation, en Cévennes, à Bordeaux, en Suisse et en Belgique.
La parenthèse de la Première Guerre Mondiale : Le patriote chrétien
L’engagement de Ruben Saillens, qu’on ne peut que qualifier de « politique », dans la Grande Guerre fait sourire aujourd’hui, en tous cas surprend. Il convient de le replacer dans le contexte de l’époque où c’est au contraire une stricte neutralité qui aurait sans doute scandalisé. Cela n’enlève rien à l’horreur de la guerre que ressentent les époux Saillens, qui remonte pour Ruben à son expérience tragique de brancardier pendant la guerre de 1870, alors qu’il était à peine adolescent, mais ils ne peuvent que se courber devant l’inéluctable.
La déclaration de guerre surprend la famille à Chalons-sur-Marne alors qu’ils marient leur plus jeune fils. Attendus en Suisse où il n’est plus question de se rendre, pour répondre à un autre engagement ils se dirigent vers le Midi, la conscience de Jeanne apaisée par une lecture biblique (leurs enfants sont dispersés, dont deux aux armées, et le mari de la fille en Belgique mobilisable dans l’armée allemande ! – Tous seront finalement préservés), où ils sont recueillis à Nîmes par le pasteur de l’Eglise baptiste R. Dubarry, et où on leur prête même un « mazet ».
- Saillens est intimement convaincu que la cause des alliés est celle de l’Evangile: il attribue la chute morale de l’Allemagne à la critique biblique négatrice, au libéralisme qu’elle a enseignée dans ses Universités. Il fait donc avec enthousiasme de la propagande patriotique.
Mais aussi il se rend en Angleterre, et fait des séries de réunions au Tabernacle de Spurgeon. Bien que purement religieuses, ces réunions constituent une bonne propagande en faveur de la France, où les deux armées combattent côte à côte. En 1918, il va plus loin. Il s’agit, à l’invitation de l’Association des Baptistes du Nord, de se rendre aux Etats-Unis « pour apporter un message qui explique la guerre du point de vue d’un chrétien français ». On se souvient que les Etats-Unis viennent d’entrer en guerre aux côtés des Alliés ! La conférence d’Atlantic City, et son allocution,un ardent plaidoyer pour la France souffrante pour laquelle il réclame les prières des Américains, est un triomphe. Mais il ne manque pas d’en appeler « à l’esprit des Pères Pèlerins, revenez à la Bible, à la Croix … ». Cette conférence est suivie d’un périple de 2 mois pendant lesquels il parle dans 30 villes, chaque fois faisant chanter la Marseillaise.
Frappée des égards dont elle est l’objet, Mme Saillens devient à l’occasion de ce voyage une féministe décidée.
Une dissension regrettable et un échec dans la réorganisation du baptisme en France
Cette période de la fin de la Première Guerre Mondiale acte l’échec définitif de l’un des grands desseins de Ruben Saillens qu’il poursuivait au moins depuis l’époque où, devenant pasteur de l’Eglise baptiste de la rue Saint-Denis, il avait dû se séparer de la Mission Mac All. Il s’agissait, mettant sa notoriété au service de la cause baptiste, d’imprimer sa marque sur l’ensemble du baptisme français, encore à un stade infantile que nous avons peut-être exagéré, et ce dans une stratégie de reconquête du protestantisme au bénéfice de l’autorité de la Bible et de la centralité du salut par la Croix. C’était négliger que le baptisme, s’il faisait ses débuts dans les grandes villes, Lyon, Paris, Marseille, où lui, Ruben Saillens, remportait dans l’évangélisation les succès que l’on sait, avait lui-même un passé, une implantation notamment dans le nord de la France, bref une existence propre avec laquelle il fallait compter.
En travers de sa route pour l’exécution de son dessein, il rencontre constamment un homme, un confrère de sa génération : Philémon Vincent, (4) le père d’Henri Vincent qui fait l’objet d’une autre notice dans la présente rubrique. Faute de documentation précise sur cette figure importante du baptisme français, je suis réduit au risque de commettre des inexactitudes dans le portrait qu’il est bien nécessaire de tracer de lui en regard de celui de Ruben, et qui, imparfait tel qu’il est, paraît bien éclairant pour présenter une incompatibilité assez radicale entre les deux hommes.
Philémon Vincent est de 5 ans le cadet de Ruben, et il a notamment un frère lui aussi étudiant en théologie avec lequel il fait ses premières armes sous la direction du pasteur Lepoids, pasteur baptiste de la rue de Lille, dans la salle d’évangélisation de la rue de Vanves (date non précisée). A la différence de Ruben donc, dont nous avons noté la relative indépendance à l’occasion un peu erratique, Philémon Vincent bénéficie d’une implantation ecclésiastique solide. Le choix d’une formation théologique complète et préalable est aussi à considérer, et le distingue également de son homologue.
Il entre, suivi, bientôt de son frère cadet Samuel, à la toute nouvelle Faculté de Théologie Protestante de Paris (fondée en 1877), et où Ruben Saillens lui-même avait eu une très passagère velléité de s’inscrire, mais c’était, on s’en souvient, ses années à la Mission MacAll où son activisme avait vite balayé ce projet). Il y subit l’influence d’un théologien d’origine ardéchoise, région donc qui avait bénéficié autrefois du Réveil de Genève, Auguste Sabatier. La théologie de ce professeur, qui place au centre de son système l’expérience de la foi, avait de quoi séduire un baptiste, mais elle débouchait sur un modernisme tempéré, il est vrai, mais ouvert à la critique biblique. Philémon Vincent interprète cette théologie dans le sens le plus évangélique possible, mais aussi il en fait la promotion au sein de l’Association des Eglises Baptistes qui ne va pas tarder à l’appeler à sa tête. On voit là le nœud d’un différend théologique irréductible : du côté de Ruben Saillens, la référence aux grands prédicateurs anglo-saxons du Réveil, et par-delà à l’autorité indiscutée de la Bible et à la foi dans le sacrifice de Christ, mais aussi une formation en pointillé reçue à l’étranger et plutôt destinée à des missionnaires qu’à des pasteurs, et donc quelque peu sommaire, du côté de Philémon Vincent une formation de niveau incontestablement universitaire reçue à Paris, lui conférant un prestige intellectuel qui à lui seul plaçait Ruben Saillens en position d’infériorité. Du côté de Ruben Saillens, une prédominance de l’affectivité, du côté de Philémon Vincent, sans doute, davantage de cérébralité : en plus du positionnement théologique, on voit se dessiner une certaine incompatibilité des personnalités.
A côté de cela, Philémon Vincent, pasteur d’abord à Saint-Etienne, puis à Paris rue de Lille (1887), avant de fonder à la toute fin du siècle l’Eglise de l’Avenue du Maine, dirige des Eglises qui accomplissent un travail d’évangélisation remarquable et connaissent une croissance continue. Apparemment donc, la théologie par certains aspects discutable de Philémon Vincent n’a pas de retentissement négatif sur l’évolution des Eglises de l’Association (future Fédération).
Les deux hommes commencent pourtant par s’accorder : ils fondent en 1890 l’Union Baptiste Missionnaire de Paris, élargie en Union des Eglises Evangéliques Baptistes de France l’année suivante. Tout ce qui précède indique assez que l’entente entre deux hommes si différents séparés par des points de vue aussi incompatibles ne pouvait durer. A cela s’ajoute la crise de l’Eglise de la rue Saint-Denis au retour de Ruben Saillens de sa tournée de collecte aux Etats-Unis en 1892 rapportée plus haut : l’Union est dissoute en 1893.
En 1905, Philémon Vincent devient vice-président de l’Association des Eglises Baptistes du Nord de la France (et de la Belgique), largement majoritaire au sein du baptisme français, dont il est nommé président l’année suivante . Il le restera (ou du moins membre du Co mité ou Conseil de cette Association) jusqu’en 1922, année où elle prend le nom qu’elle porte encore aujourd’hui de Fédération des Eglises Evangéliques Baptistes de France (FEEBF). Dans ces conditions, on conçoit que le rêve d’unir les baptistes autour de ses propres conceptions est définitivement évanoui pour Ruben Saillens.
Mais dans mon désir d’éclairer le plus exactement possible les origines d’une désunion regrettable qui a longtemps divisé le baptisme français j’ai sans doute trop insisté sur la question d’incompatibilité personnelle. Les horizons et expériences des deux groupes d’églises étaient eux aussi trop différents. Avec raison Sébastien Fath met l’accent sur les situations différentes induisant des postures différentes.
Les baptistes du nord étaient au départ implantés en milieu rural dans des régions très catholiques (Nord, Picardie), voire, en zone urbaine, totalement déchristianisées. Compte tenu du rejet fort et général dont étaient victimes les convertis, il n’était pas question de les abandonner aussitôt à eux-mêmes : la formation en églises, si petites en effectifs fussent-elles, était urgente et impérative. Les églises dans ces régions dataient des tout débuts de l’implantation baptiste en France, et donc étaient relativement anciennes. En revanche le pasteur réformé local, quand il y en avait, était la seule personne extérieure auprès de laquelle on pouvait espérer trouver quelque compréhension, et sa position institutionnelle mieux assise lui permettait de donner à l’occasion des coups de main appréciés. On n’était donc pas très regardant sur sa position doctrinale. Ainsi les baptistes du nord, rattachés à la Fédération Protestante de France, étaient-ils favorables à un œcuménisme tempéré. Face à eux, une culture baptiste plus méridionale, plus marquée par la concurrence protestante, et récemment développée et implantée notamment par Ruben Saillens dans les grandes villes, Paris, Lyon, Marseille, où la situation était un peu analogue, se montrait plus soucieuse de ce fait d’affirmer sa spécificité doctrinale « orthodoxe ». Après une phase d’évangélisation interconfessionnelle un peu brouillonne donnant lieu à quelques déconvenues, elle regroupait des communautés plus récentes sur des bases strictes, mais également soucieuses d’évangélisation. Et c’est bien autour de ces deux pôles que le baptisme français désuni se restructure en 1904.
Mais aussi, comme nous l’avons vu, à partir de 1905, ce n’est plus exclusivement , ni même principalement, aux baptistes que Ruben Saillens adresse ses efforts. Ce que l’homme de la Bible a désormais en vue, c’est le regroupement des biblicistes. Et sa grande affaire dans l’après Grande Guerre, est maintenant de leur apporter l’outil de formation après lequel il a lui-même tant soupiré en vain dans sa propre jeunesse : un Institut Biblique particulièrement dédié à la formation d’évangélistes.
L’Institut biblique 1921 – 1939
Convaincu depuis toujours de l’importance éminente du ministère d’évangéliste «véritable missionnaire, Porteur de la Bonne Nouvelle » et non, comme on le considère souvent « pasteur en sous-ordre » Ruben Saillens a eu tout au long de son ministère le souci de la formation des évangélistes, mais longtemps des moyens bien limités pour réaliser cette ambition. Il avait pourtant lancé des initiatives en ce sens : dès l’âge de 26 ans, à Marseille (fondation d’une école d’évangélistes), et en 1892 (instruction dans son église de jeunes gens en vue du ministère, avant de les envoyer en Angleterre). C’est à l’âge où d’autres prennent leur retraite qu’il peut enfin entreprendre une œuvre durable en ce sens, mais une œuvre considérable.
C’est que l’occasion est favorable, dans l’euphorie de la Victoire de 1918, de recevoir des Etats-Unis les fonds nécessaires. Et c’est par le biais d’une initiative de Jeanne Saillens que cette occasion se révèle. L’activité des femmes de pasteurs pendant la guerre a montré les immenses services que les femmes pouvaient rendre aux Eglises. Or Jeanne se soucie du sort des jeunes filles de cette génération, vouées en grand nombre, du fait des hécatombes de la guerre, à rester célibataires. Pourquoi dans ces conditions ne pas les préparer à ce ministère ? A la faveur du voyage aux Etats-Unis de 1918 mentionné plus haut auquel elle participe, elle intéresse à ce projet les femmes américaines.
Du coup Ruben Saillens sollicite son ami, le Docteur Dixon, professeur à l’Institut Biblique de Los Angeles, alors dirigé par le grand évangéliste Torrey, pour financer la création d’un Institut biblique dans l’agglomération parisienne. La réponse invite à fixer une somme, presque aussitôt trouvée. Le bâtiment est repéré dans la proche banlieue Est parisienne, à Nogent Sur Marne : trop cher, mais devant l’impatience des Américains qui menacent de demander le retour des fonds, Ruben Saillens par la foi signe le bail en 1921 sans aucune garantie humaine. Le déménagement est effectué dans la fièvre qu’on devine.
Le complément financier et au-delà est apporté par un couple de chrétiens américains très riches qui avaient décidé de consacrer toute leur fortune à la cause biblique en France et qui par la suite accompagnent leur don d’un intérêt bienveillant qu’ils ne cessent de marquer pour l’Institut biblique.
Celui-ci est inauguré à l’automne 1921. Fondé sur la base théologique que résume le mot d’ordre favori de Ruben Saillens : « Le Christ tout entier dans la Bible toute entière », l’Institut a une base doctrinale très stricte, quelque peu en retrait pourtant sur celle des « fondamentalistes américains » dans la ligne du Docteur Torrey, mais avec leur appui. Entretemps s’est révélée une nouvelle fonction que va tout naturellement remplir l’Institut : recevoir les missionnaires étrangers ayant vocation notamment en Afrique et venus en France apprendre le français. Interécclésiastique, l’Institut est donc aussi international.
A la date de sa création (mais encore maintenant !), l’Institut biblique de Nogent répond à un réel besoin. Les étudiants affluent, des cinq parties du monde, de toutes les classes de la société et d’horizons ecclésiastiques divers, et trouvent facilement leur voie à l’issue de leurs études. L’œuvre ne suscite pas les critiques qu’ont rencontrées les autres entreprises de Ruben Saillens, et les années passées dans cette maison furent probablement pour le couple les plus heureuses de leur vie. Mais l’une des filles Saillens aussi est appelée à y jouer un rôle important : Louise, affectée au départ à la direction matérielle de la maison, s’avère avoir un don, recueillant les confidences des étudiants, pour la direction spirituelle et un ministère bien utile et fructueux de cure d’âme individuelle.
L’Institut est mixte, ce qui à cette date est une innovation bien hardie en France. Naturellement, l’étage des jeunes filles et celui des jeunes gens sont absolument séparés (mais cours, repas, réunions sont communs), et en dépit du règlement qui interdit aux jeunes gens d’adresser la parole aux jeunes filles, bien des idylles se nouent, et du reste, des choix conjugaux entre des jeunes partageant semblable vocation ne sont qu’à encourager, et débouchent souvent sur des unions bénies.
On demande aux candidats étudiants d’avoir une vocation. La discipline, à laquelle certains ont peine à se plier, est parfois jugée trop laxiste par d’autres. En fait, des soirées récréatives sont organisées, et une saine détente est valorisée.
Au soir de sa vie, Ruben Saillens désigne à la direction de l’Institut, outre sa fille Louise qu’il confirme, son petit-fils Jacques Blocher et son collaborateur Jules-Marcel Nicole, choix que l’avenir devait amplement justifier.
L’Eglise du Tabernacle de Paris : (1905 – 1950 et au-delà)
Nous avons vu Ruben Saillens en 1905 « passer la main », laisser la direction de l’Eglise qu’il a fondée dans le quartier des Grands Boulevards à son suffragant, qui est aussi son gendre de par son mariage avec sa fille Madeleine, le pasteur Arthur Blocher. Désormais l’entière responsabilité de cette Eglise repose donc sur les épaules de ce dernier. Cependant, l’Eglise reste naturellement au cœur des préoccupations de son fondateur, pour autant que ses autres engagements lui en laissent le temps. Resté pasteur honoraire, il y prêche une fois par mois, et il est juste de consacrer un sous-chapitre de sa biographie au devenir de celle-ci, fût-ce un peu par delà sa mort, d’autant qu’à travers elle c’est la persistance de son intérêt pour la mouvance baptiste à laquelle il a donné naissance qui s’exprime.
Arthur Blocher est alsacien. Il s’est formé à Londres au Collège de Spurgeon, et est doué d’un grand cœur et de dons pastoraux remarquables. En 1910, l’effectif de l’Eglise est de quelque 200 à 250 membres. La Grande Guerre qui dévaste brutalement les Eglises franco-belges l’épargne relativement : c’est donc elle qui reçoit la charge d’acheminer l’aide américaine vers le nord sinistré. Mais après l’armistice le parcours solitaire qu’elle choisit l’éloigne à nouveau des grandes structures du baptisme. Arthur Blocher a pris à cœur ce qui était déjà un projet de son beau-père, la construction d’un lieu de culte. Un quartier très populaire est choisi, non loin de Montmartre. Le projet est lancé en 1921, et l’Eglise, qui a pris le nom de « Tabernacle » à l’imitation de celle fondée à Londres par Spurgeon, est inaugurée en 1928. Mais aussi autour d’elle, de multiples activités fleurissent, entreprises « par la foi » : la Mission Biblique en Côte d’Ivoire en 1927, une maison de retraite en 1928, en 1930, ce sera la Librairie des Bons Semeurs et en 1933 une colonie de vacances, le Nid Fleuri. Et ceci sans compter l’essaimage de l’Eglise en province (Saint Brieuc, Strasbourg).
Mais en 1929, cet élan est brutalement remis en cause par le décès subit d’Arthur Blocher. De l’équipe de direction, seule sa veuve, Madeleine Arthur Blocher-Saillens (1881-1971), a la disponibilité et à la fois est en capacité de reprendre les rênes d’une œuvre aussi complexe : à l’unanimité elle est nommée directrice de l’œuvre. Pasteur de fait, elle en reçoit le titre l’année suivante, première femme-pasteur de France. La croissance de l’Eglise reprend de plus belle, quelque peu ralentie au milieu des années 30. Sous la Seconde Guerre Mondiale, l’Occupation pose naturellement des problèmes, mais l’Eglise les traverse tant bien que mal.
Et, à nouveau brutalement, l’église est pratiquement détruite le lendemain de la libération de Paris en 1944 par la dernière bombe allemande tombée sur la capitale. Madame Blocher diffère son retrait ce qui permet à son fils Jacques, retour de captivité en Allemagne, de lui succéder en 1952. Le Tabernacle reconstruit est inauguré en 1950.
Au plan baptiste, la réconciliation intervient dès l’après-guerre, notamment, en ce qui regarde la Fédération, à l’initiative d’Henri Vincent, grandement facilitée dans les années suivantes par la collaboration dans les grandes campagnes d’évangélisation particulièrement de Billy Graham. Pour le public français, Jacques Blocher se fait connaître comme le traducteur de Billy Graham.
Bien des années plus tard, c’est l’arrière-petit-fils de Ruben Saillens, Henri Blocher (né en 1937), qui portera largement le projet de la Faculté Libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, dont il deviendra le doyen, prolongeant le souci qui avait été celui de Ruben Saillens, de formation des Evangéliques français en le portant au niveau universitaire.
Les dernières années : 1939 – 1942
Le cadre, nécessairement réduit, de cette notice, n’a pas permis de rendre justice à nombre d’aspects de l’œuvre extrêmement riche et diverse de Ruben Saillens. Il aurait fallu parler de l’œuvre écrite, multiforme (poésie, articles, récits et allégories tirés de ses prédications, journalisme, rédaction de feuilles d’évangélisation, et jusqu’à ce conte de noël « Le Père Martin », plagié inconsidérément par LéonTolstoï, ce que ce dernier a explicitement reconnu et dont il s’est excusé …), des cantiques (écrits souvent en collaboration avec Jeanne). Bien au-delà de ce que j’ai mentionné, souvent inspirés ou traduits des anglo-saxons, mais aussi originaux, ils ont largement nourri le recueil Sur les ailes de la foi en usage assez répandu dans tout le protestantisme français presque tout au cours du XX° siècle), évoquer plus précisément les dons oratoires du prédicateur, mais aussi l’animateur, l’homme privé, l’ami, et j’en passe…
La déclaration de guerre surprend le couple déjà bien âgé (ils sont octogénaires !) avant qu’ils aient pu prendre les dispositions (mais lesquelles ?) que requérait la situation. Dès lors les réactions, les décisions prises le sont dans l’urgence, au milieu d’une France bientôt en proie à la débâcle. La famille se réfugie d’abord près de Troyes, à la colonie de vacances alors désertée de l’Eglise du Tabernacle, mais l’isolement et le climat rendent le lieu impropre pour y passer l’hiver, et l’on se transporte à Condé en Normandie, où Ruben fait un travail d’évangélisation et de prédication dont l’avenir devait démontrer l’urgente pertinence (la ville connut un sort tragique, bombardée par les Alliés, en juin 1944). Mais fatiguée par le voyage Jeanne Saillens fait une crise d’hémiplégie, ce qui complique encore les déplacements. Et voici que les Allemands envahissent la Normandie, et les Saillens ne disposent d’aucun véhicule ! Un espoir de gagner le Midi grâce à un arrangement avec une voiture du cirque Bouglione est déçu au dernier moment, et la famille doit subir l’occupation, voire héberger des sous-officiers. Mais à la fin de l’été 1941, l’état de Jeanne s’aggrave et laisse augurer une fin prochaine, qui survient en octobre. L’état de santé de Ruben Saillens, privé de la compagne si chérie de toute sa vie, se dégrade rapidement, et c’est à l’aube de 1942 que le serviteur rejoint son divin Maître.
NOTE :
Pour la présente notice, je me suis largement servi de la biographie de « Ruben et Jeanne Saillens – Evangélistes » écrite par leur fille Marguerite Warguenau-Saillens et parue aux Editions Ampelos. Le silence total de cet ouvrage, signalé dans la préface écrite par Jacques Blocher, sur le différend de Ruben Saillens avec Philémon Vincent m’a amené à compléter mon information à partir de l’ouvrage de Sébastien Fath « Les églises baptistes – Un protestantisme alternatif » aux Editions Empreintes, et accessoirement, de divers articles recueillis sur Internet, dont un « Survol de l’histoire du Tabernacle ».
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- L’Union Chrétienne de Jeunes Gens (UCJG), c’est le même mouvement qui existe encore aujourd’hui, et, dans sa version anglo-saxonne, est désigné par les initiales YMCA, qui ont donné son titre à un « tube » qui a connu un succès populaire il y a quelques décennies.
- Jacques Emile Blocher, dans un article que je cite plus bas, conteste quelque peu le caractère proprement « baptiste » des convictions de Ruben Saillens et insiste sur les liens et les croyances « libristes » (c’est-à-dire caractéristique des Eglises libres) qu’il a conservées même tardivement (c’est on s’en souvient au sein des Eglises Libres que lui-même, après son père, ont d’abord évolué). Il est vrai que Ruben prend parfois quelques libertés avec les usages baptistes (c’est ainsi qu’il n’hésite pas à baptiser ses propres enfants, naturellement sur manifestation de leur foi, à un âge précoce), mais il s’agit de nuances qui ne remettent pas en cause le fondement baptiste (et même baptiste strict, transmis par Jean-Baptiste Crétin !) dans lequel s’inscrit leur foi.
(3) William Carey (1761 – 1834 ) missionnaire baptiste (à Serampore au nord de Calcutta) et orientaliste anglais de renom, à l’origine de l’intérêt des baptistes pour l’œuvre missionnaire. Traducteur de la Bible en sanscrit et en bengali.
(4) Notices de Sébastien Fath, Les Baptistes de France (1810-1950), p. 178